La loi du genre
Mes collègues et mes élèves collégiens, surtout mes collégiens, sont comme des médecins de l’âme. Je leur enseigne et avec la même intensité, ils m’enseignent…
Ils cherchent à me faire comprendre quelque chose de très important … mais quoi?
«J’aimais assez mes élèves [médecins], je ne me sentais pas diminué par leurs doutes. L'ennui, c'est que leur autorité grandissait d'heure en heure. On ne s'en aperçoit pas, mais ce sont des rois. Ouvrant mes chambres, ils disaient : « Tout ce qui est là nous appartient. Ils se jetaient sur mes rognures de pensée : Ceci est à nous. Ils interpellaient mon histoire : Parle, et elle se mettait à leur service. En hâte je me dépouillais de moi-même. Je leur distribuais mon sang, mon intimité, je leur prêtais l'univers, je leur donnais le jour. Sous leurs yeux en rien étonnés, je devenais une goutte d'eau, une tache d'encre. Je me réduisais à eux-mêmes, je passais tout entier sous leur vue, et quand enfin, n'ayant plus présente que ma parfaite nullité et n'ayant plus rien à voir, ils cessaient aussi de me voir, très irrités, ils se levaient en criant : Eh bien, où êtes-vous? Où vous cachez-vous? Se cacher est interdit, c'est une faute, etc. » (“La folie du jour” de M. Blanchot)
Grâce à eux, mon ego se dégonfle. Ils sont le moteur extérieur du balancier qui me fait osciller entre détachement indifférent et rigidité de la volonté de puissance, et à chaque mouvement du pendule, mon ego perd un peu de sa boursouflure. Un autre moteur se trouve à l'intérieur de moi. Au sein de mon âme, quelque chose participe consciemment et activement à ce processus oscillant. Cela devient de plus en plus présent tandis que le temps est battu par le pendule. Ce quelque chose, qu’est-ce?
Dans la salle des professeurs où je prends le café après les cours, en cercle nous bavardons ou partageons un gâteau apporté par l’un, et bien plus souvent l’une, d’entre nous. Les propos échangés sont badins, concernent la vie des écoliers et la vie des professeurs, en ces temps de Covid et de crise mondiale aux allures de “mille milliards de mille sabords de tonnerre de Brest” (comme dirait le capitaine Haddock). Dans cet environnement calfeutré, exigüe et quelque peu claustrophobique, je me sens appelé à donner le jour … oui, mais à quoi?
…
… à la loi ... m'apprend M. Blanchot.
«La loi, le jour. On croit pouvoir en général opposer la loi à l'affirmation et singulièrement à l'affirmation illimitée, à l'immensité du oui, oui. La loi, nous la figurons souvent comme l'instance de la limite interdictrice, de l'obligation liante, la négativité d'une ligne de bord à ne pas franchir. Or le trait le plus fort (…), c'est celui qui rapporte la naissance de la loi, sa généalogie, son engendrement, sa génération ou son genre, le genre même de la loi, au procès de la double affirmation. La démesure du oui, oui n'est pas étrangère à la genèse de la loi. La double affirmation n'est pas étrangère au genre et au génie de la loi. Pas d'affirmation, et surtout pas d'affirmation double sans qu'une loi voie le jour et que le jour se fasse droit. Telle est la folie du jour, tel un récit dans sa vérité “remarquable”, dans sa vérité sans vérité.
Or le féminin, genre presque généralement affirmateur - “presque toujours des femmes” -, c'est aussi le genre de cette figure de la loi, non pas de ses représentants mais de la loi elle même qui tout au long d'un récit fait couple avec moi, avec le “je” de la voix narrative.
La loi est au féminin.
Elle n'est pas femme (c'est seulement une figure, une “silhouette”, et non un représentant de la loi) mais elle est au féminin, déclinée au féminin;(…) elle est comme élément féminin, ce qui ne signifie pas personne féminine.» (“La loi du genre” de J. Derrida)
Mais revenons au non récit de M. Blanchot, non récit qui devient mon récit:
«Derrière leur dos, j'apercevais la silhouette de la loi. Non pas la loi que l'on connaît, qui est rigoureuse et peu agréable : celle-ci était autre. Loin de tomber sous sa menace c'est moi qui semblais l'effrayer. A la croire, mon regard était la foudre et mes mains des occasions de périr. En outre, elle m'attribuait ridiculement tous les pouvoirs, elle se déclarait perpétuellement à mes genoux. Mais elle ne me laissait rien demander et quand elle m'avait reconnu le droit d'être en tous lieux, cela signifiait que je n'avais de place nulle part. Quand elle me mettait au-dessus des autorités, cela voulait dire : vous n'êtes autorisés à rien.» (“La folie du jour” de M. Blanchot)
«La loi, dont la silhouette se tient derrière ses représentants, nous la voyons effrayée par “moi”, par “lui”, elle s'incline et décline à je / nous devant “moi”, devant lui, ses genoux marquant peut-être l'articulation du pas, la flexion du couple et de la différence sexuelle mais aussi la contiguïté sans contact de l'hymen et le mélange des genres.» (“La loi du genre” de J. Derrida)
Je fais peur à la loi, on dirait à la loi elle-même si elle ne restait un mystère. Et de surcroît cette loi à laquelle le « je » fait peur n'est autre que « moi », que le « je », effet de son désir, enfant de son affirmation, du genre « je » enfermé dans un couple spéculaire avec “moi”.
Ils sont inséparables (je/nous et genou, je/toi et je/toit) et
elle [la loi] le lui dit, encore une fois comme la vérité :
“La vérité, c'est que nous ne pouvons plus nous séparer.
Je te suivrai partout, je vivrai sous ton toit, nous aurons le même sommeil.”
Lui : “ La vérité, c'est qu'elle me plaisait... “
La loi, jeune et frisée, me regarde et m’observe du fond de ses grands yeux bleus d’où jaillissent des éclairs dorés. Elle n’est plus la sévérité de la loi juive, accrochée à ses nombreux commandements. Elle croit être devenue la loi romaine (ou française), conférant à la personne les droits du citoyen et la laïcité de l'enseignement, début de l’individualité bourgeonnante … elle ne sait pas encore qu'elle aspire à plus!
A quoi joue la loi, une loi de ce genre? A quoi joue-t-elle quand elle me fait toucher son je/nous? Car si je me joue de la loi, joue la loi, joue avec la loi, c'est qu'aussi la loi joue. La loi, dans son élément féminin, c'est une silhouette qui joue. A quoi? A naître, à naître comme personne. Elle joue sa génération et son genre, elle joue sa nature et son histoire, et elle se joue de mon récit. En se jouant elle récite; et elle naît de celui pour lequel elle devient la loi. Elle naît de celui-là même, on peut dire de celle-là même puisque son genre peut s'inverser dans l'affirmation; il ou elle est la voix narrative, lui, elle, je, nous, le genre neutre qui se laisse attirer par la loi, s'y assujettit et la fuit, qu'elle fuit et qu'elle aime, etc.
Car enfin, c'est en moi et par moi que naît la loi, lorsque je fais l’effort conscient de me mettre au monde moi-même, lorsque je laisse les contractions pendulaires de l’enfantement me déchirer et me libérer tout à la fois. En mettant au monde la loi, ma loi, je mets au monde mon ‘Je’ avec sa propre loi, celle à laquelle il est marié et qui lui assure sa liberté, n’étant plus assujetti à aucune loi extérieure et seulement à la loi intérieure à qui elle/il aura donné le jour.
Jean Dussygne