Aventure au pays de Francesca Woodman - n°1
J'ai récemment découvert l'univers fascinant de Francesca Woodman.
En entrant dans ce monde je pénètre dans un paysage qui m’est totalement inconnu ou que j’avais évité instinctivement (car il m’est instinctivement inconfortable).
Du fait de mon peu de relation à ce type d’art, je peux l’aborder de façon naïve et innocente en étant attentif à ne pas laisser les réactions instinctives m’influencer.
1ère partie du voyage …
Commençons.
Je me place face aux 9 photos que m'a envoyées une amie, l’une après l’autre, puis je reviens à la première.
Tout d’abord apparaît en moi un sentiment d’inconfort et de mélancolie profonde, de souvenir mélancolique. Si je contemple plus longtemps les photos, une souffrance diffuse monte en moi, d'abord au niveau de la région du coeur puis elle s'étale vers le ventre. Telle une montée de brouillard le soir dans les montagnes, je sens cette souffrance suivre ma propre ligne de brisure, celle-ci se trouvant soudain connectée à celle de Francesca. Je sens que cette souffrance n'est pas juste la mienne, elle est d'abord celle de Francesca avec laquelle je peux me connecter à travers ce qui est universel en nous: la ligne de brisure consciemment ressentie. Il me semble que c'est par là que la compassion et l'empathie se déroulent.
L’utilisation du noir et blanc renforce ces sentiments: aucune couleur ne vient troubler la mélancolie ambiante.
A partir des trois sentiments (mélancolie, souffrance, souvenir) perçus, je tente une première formulation pensée de l’essence du message de la photographe. Je le dirais ainsi: «je me souviens que je suis étrangère à ce monde», «je me rappelle que je ne suis pas de ce monde» et cela me fait souffrir.
Comment Francesca nous montre-t-elle que ce monde ne lui correspond pas? Pour cela elle utilise son propre corps comme support de preuve, par différents moyens, en variant méthodiquement sur les axes suivants (non exhaustifs). En prenant comme référence les 9 photos qui m'ont été envoyées (et l'analyse peut être menée sur les autres photos de Francesca de la même manière), je trouve:
- différence de texture entre le monde extérieur et son corps: minéral/ rugueux/ coupant face à une peau et un corps lisse/doux/fragile … presque evanescent (9/9)
- le miroir/fenêtre comme frontière vers autre part (8/9)
- l’organe sexuel féminin comme accès à un mystère, érotisme du corps féminin(7 sur les 9 photos que tu m’as envoyées … et les 2 restantes, dans ce contexte, contiennent également cet élément à l’état latent)
- expression inaccessible des visages (miroirs de l’âme) (9/9)
- jeu entre le net et le flou, donnant une impression de réminiscence (7/9 … et les 2 restantes, dans ce contexte, contiennent également cet élément à l’état latent)
- utilisation de la photo noire & blanc, donnant une impression de souvenir, de passé (9/9)
Dans cet univers où je me sens étranger, je suis irrésistiblement attiré, happé par tout ce qui pourrait ressembler à une sortie: le miroir, la fenêtre, la porte, les yeux ou le rideau plissé qui sont omniprésents dans les photos de Francesca. A chaque fois, il y a, ou bien une ouverture, ou bien une absence totale d’ouverture (un mur uni par exemple), qui sous-entend en polarité l’existence de l’ouverture en tant que potentiel. Le thème de la sortie, de l’échappée est toujours là sous une forme ou une autre.
J’ai envie de crier: «Au secours. Où est la sortie?» … et justement, une sortie potentielle surgit à l’intérieur de moi par l’architecture de la photo. Cette sortie n’est jamais évidente extérieurement, elle est toujours sous-entendue, pointée du doigt, mystérieuse. Ce qui est important, ce n’est pas l’objet lui-même qui la désigne (le miroir, la fenêtre, …, le mur, …) mais le symbole auquel il fait référence et que mon âme, elle, interprète instantanément.
C’est comme une phrase cryptée très précise que Francesca a codé dans toutes ses photos. La forme certes varie mais le contenu du message persiste et insiste, sur différents modes! Là est la force de son oeuvre! Aucune dispersion, un seul message! … qui est en réalité une question!
Mon âme comprend cette phrase immédiatement, inconsciemment et elle surgit sous forme de sentiments (souffrance, mélancolie) et de désirs (envie de fuir, de s’échapper). Elle dit:
«Je me souviens que je ne suis pas de ce monde»
… et assez vite après, «Comment puis-je retrouver le monde d’où je viens et auquel j'aspire?»
La plupart des gens s’arrêtent ici, appréciant l’esthétique de la question et la façon dont elle est posée, se sentant émues ou bouleversées à l’intérieur d’elles/eux-même. Elles/ils pourront même être inspirées … mais l’inconfort persiste … comme si la question n’était formulée qu’à moitié … comme si la 2e moitié de la question se tenait justement derrière le miroir … inaccessible à la conscience ordinaire. Même Francesca ne semble pas l'avoir consciemment atteinte à partir de ce côté-ci du miroir … laissant les humains face à eux-mêmes, avec une question brûlante, à demi posée, imprimée avec toute la force de sa jeunesse sur 900 photos …
Pouvons-nous atteindre la 2e moitié de la question, en restant bien ancré de ce côté-ci du miroir, sans suivre l'exemple tragique de Francesca? N’est-ce pas ce qu’elle nous invite à faire en réalité ?
Nous explorerons cette question dans notre prochaine aventure
Jean Dussygne
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