Sunday, January 24, 2021


 

La loi du genre


Mes collègues et mes élèves collégiens, surtout mes collégiens, sont comme des médecins de l’âme. Je leur enseigne et avec la même intensité, ils m’enseignent… 

Ils cherchent à me faire comprendre quelque chose de très important … mais quoi?


«J’aimais assez mes élèves [médecins], je ne me sentais pas diminué par leurs doutes. L'ennui, c'est que leur autorité grandissait d'heure en heure. On ne s'en aperçoit pas, mais ce sont des rois. Ouvrant mes chambres, ils disaient : « Tout ce qui est là nous appartient. Ils se jetaient sur mes rognures de pensée : Ceci est à nous. Ils interpellaient mon histoire : Parle, et elle se mettait à leur service. En hâte je me dépouillais de moi-même. Je leur distribuais mon sang, mon intimité, je leur prêtais l'univers, je leur donnais le jour. Sous leurs yeux en rien étonnés, je devenais une goutte d'eau, une tache d'encre. Je me réduisais à eux-mêmes, je passais tout entier sous leur vue, et quand enfin, n'ayant plus présente que ma parfaite nullité et n'ayant plus rien à voir, ils cessaient aussi de me voir, très irrités, ils se levaient en criant : Eh bien, où êtes-vous? Où vous cachez-vous? Se cacher est interdit, c'est une faute, etc. » (“La folie du jour” de M. Blanchot)


Grâce à eux, mon ego se dégonfle. Ils sont le moteur extérieur du balancier qui me fait osciller entre détachement indifférent et rigidité de la volonté de puissance, et à chaque mouvement du pendule, mon ego perd un peu de sa boursouflure. Un autre moteur se trouve à l'intérieur de moi. Au sein de mon âme, quelque chose participe consciemment et activement à ce processus oscillant. Cela devient de plus en plus présent tandis que le temps est battu par le pendule. Ce quelque chose, qu’est-ce?


Dans la salle des professeurs où je prends le café après les cours, en cercle nous bavardons ou partageons un gâteau apporté par l’un, et bien plus souvent l’une, d’entre nous. Les propos échangés sont badins, concernent la vie des écoliers et la vie des professeurs, en ces temps de Covid et de crise mondiale aux allures de “mille milliards de mille sabords de tonnerre de Brest” (comme dirait le capitaine Haddock). Dans cet environnement calfeutré, exigüe et quelque peu claustrophobique, je me sens appelé à donner le jour … oui, mais à quoi?

… à la loi ... m'apprend M. Blanchot.


«La loi, le jour. On croit pouvoir en général opposer la loi à l'affirmation et singulièrement à l'affirmation illimitée, à l'immensité du oui, oui. La loi, nous la figurons souvent comme l'instance de la limite interdictrice, de l'obligation liante, la négativité d'une ligne de bord à ne pas franchir. Or le trait le plus fort (…), c'est celui qui rapporte la naissance de la loi, sa généalogie, son engendrement, sa génération ou son genre, le genre même de la loi, au procès de la double affirmation. La démesure du oui, oui n'est pas étrangère à la genèse de la loi. La double affirmation n'est pas étrangère au genre et au génie de la loi. Pas d'affirmation, et surtout pas d'affirmation double sans qu'une loi voie le jour et que le jour se fasse droit. Telle est la folie du jour, tel un récit dans sa vérité “remarquable”, dans sa vérité sans vérité. 

Or le féminin, genre presque généralement affirmateur - “presque toujours des femmes” -, c'est aussi le genre de cette figure de la loi, non pas de ses représentants mais de la loi elle même qui tout au long d'un récit fait couple avec moi, avec le “je” de la voix narrative. 

La loi est au féminin. 

Elle n'est pas femme (c'est seulement une figure, une “silhouette”, et non un représentant de la loi) mais elle est au féminin, déclinée au féminin;(…) elle est comme élément féminin, ce qui ne signifie pas personne féminine.» (“La loi du genre” de J. Derrida)


Mais revenons au non récit de M. Blanchot, non récit qui devient mon récit:

«Derrière leur dos, j'apercevais la silhouette de la loi. Non pas la loi que l'on connaît, qui est rigoureuse et peu agréable : celle-ci était autre. Loin de tomber sous sa menace c'est moi qui semblais l'effrayer. A la croire, mon regard était la foudre et mes mains des occasions de périr. En outre, elle m'attribuait ridiculement tous les pouvoirs, elle se déclarait perpétuellement à mes genoux. Mais elle ne me laissait rien demander et quand elle m'avait reconnu le droit d'être en tous lieux, cela signifiait que je n'avais de place nulle part. Quand elle me mettait au-dessus des autorités, cela voulait dire : vous n'êtes autorisés à rien.» (“La folie du jour” de M. Blanchot)


«La loi, dont la silhouette se tient derrière ses représentants, nous la voyons effrayée par “moi”, par “lui”, elle s'incline et décline à je / nous devant “moi”, devant lui, ses genoux marquant peut-être l'articulation du pas, la flexion du couple et de la différence sexuelle mais aussi la contiguïté sans contact de l'hymen et le mélange des genres.» (“La loi du genre” de J. Derrida)


Je fais peur à la loi, on dirait à la loi elle-même si elle ne restait un mystère. Et de surcroît cette loi à laquelle le « je » fait peur n'est autre que « moi », que le « je », effet de son désir, enfant de son affirmation, du genre « je » enfermé dans un couple spéculaire avec “moi”.

Ils sont inséparables (je/nous et genou, je/toi et je/toit) et 

elle [la loi] le lui dit, encore une fois comme la vérité :

“La vérité, c'est que nous ne pouvons plus nous séparer. 

Je te suivrai partout, je vivrai sous ton toit, nous aurons le même sommeil.”


Lui : “ La vérité, c'est qu'elle me plaisait... “


La loi, jeune et frisée, me regarde et m’observe du fond de ses grands yeux bleus d’où jaillissent des éclairs dorés. Elle n’est plus la sévérité de la loi juive, accrochée à ses nombreux commandements. Elle croit être devenue la loi romaine (ou française), conférant à la personne les droits du citoyen et la laïcité de l'enseignement, début de l’individualité bourgeonnante … elle ne sait pas encore qu'elle aspire à plus!


A quoi joue la loi, une loi de ce genre? A quoi joue-t-elle quand elle me fait toucher son je/nous? Car si je me joue de la loi, joue la loi, joue avec la loi, c'est qu'aussi la loi joue. La loi, dans son élément féminin, c'est une silhouette qui joue. A quoi? A naître, à naître comme personne. Elle joue sa génération et son genre, elle joue sa nature et son histoire, et elle se joue de mon récit. En se jouant elle récite; et elle naît de celui pour lequel elle devient la loi. Elle naît de celui-là même, on peut dire de celle-là même puisque son genre peut s'inverser dans l'affirmation; il ou elle est la voix narrative, lui, elle, je, nous, le genre neutre qui se laisse attirer par la loi, s'y assujettit et la fuit, qu'elle fuit et qu'elle aime, etc. 



Car enfin, c'est en moi et par moi que naît la loi, lorsque je fais l’effort conscient de me mettre au monde moi-même, lorsque je laisse les contractions pendulaires de l’enfantement me déchirer et me libérer tout à la fois. En mettant au monde la loi, ma loi, je mets au monde mon ‘Je’ avec sa propre loi, celle à laquelle il est marié et qui lui assure sa liberté, n’étant plus assujetti à aucune loi extérieure et seulement à la loi intérieure à qui elle/il aura donné le jour.




Jean Dussygne

 Picture 3




A female figure, seated, soberly dressed in bright white, her eyes lowered, her hands clasped on her lap, demure, composed.  To her left at head height, the curve of its form almost caressing the lines of her face, is a crow perched on, almost 'gathering up' swathes of black cloth.   It is balancing with its wings, busy, making its form scraggy, its beak seeming to point towards her shoulder, its intentions are unclear, is it going to pick at her or plunge down?  She turns her head from the crow, but something of her face, her hidden eyes, turns towards it, yet refusing interest.   Her legs are crossed away from it, her torso less so,  a double twist in her posture, creating an ambiguity;  there is something she relates to, she is not alone, not truly self-composed, yet something she relates to in a refusal, a turning away from, but with a slight admission in a non-interested way.  Standing back a little from the photo, the white shines out against the shadowy black, not part of it.






The crow that is black
My little turtle dove
Will change his feathers to white
If I am untrue
To the maiden that I love
The noonday shall be night

She sits in radiant white
At her left shoulder a scraggy crow
Pointing his beak to her
Always at her side reminding
Symbol of death or good fortune

Friday, January 22, 2021

 Photo number two: Untitled





We see one woman in black from the back, one woman from the front in white.  A black fine-knit lacy and transparent fabric veil stretched between them rather like a tennis net, a separation is drawn.  The black dress is textured, styled, the white floaty flimsy  dress is thin-strapped, nightwear, dance wear, underwear.    Both are creating a deliberate gesture, the woman in black her head tilted forward, her hand behind her head, the one in white her head turning away, slightly back,  her arm in front of her head obscuring her face, a swooning expression, almost a refusal, an acceptance to show refusal.  Both look not quite awake, not vibrantly alive, both seem to be witholding, posturing blindly.  

Are we as viewers behind the woman in black as she looks in a mirror?  Yet the  'reflection' is not a mirror image, it is the same person, yet different.  The two don't quite connect, neither with mirrored gesture nor their regard which does not cross, yet they are in relation with one another, indirectly, in an interconnected dance. Their faces and gestures are not fully visible to us as viewers, nor to each other, they are not understandable, there is a disconnect, a lack of completion, a mysterious asymmetry.  The word reflection means etymologically 'to bend back, to turn away', as if a reflection were a process, a reaction, a posture, an interaction, a distortion, not the symmetrical mechanical definition we are more familiar with in the mirror.  

Asymmetrical reflection




Thursday, January 21, 2021

"La honte" 

ou 

l'hostie d'Annie Ernaux


 «Ce faisant, je vise peut-être à dissoudre la scène indicible de mes douze ans dans la généralité des lois et du langage. Peut-être s’agit-il encore de cette chose folle et mortelle, insufflée par ces mots d’un missel qui m’est désormais illisible, d’un rituel que ma  réflexion place à côté de n’importe quel cérémonial vaudou, prenez et lisez car ceci est mon corps et mon sang qui sera versé pour vous.» ("La honte" de Annie Ernaux, p.41)





La honte

Ce livre-hostie d’Annie

qui colle à mon palais,

médicament au goût amer

qui brule la langue et la gorge …


Je la goûte pleinement

cette hostie.

Je la mâche méthodiquement.

Je relis.

Puis je referme.

Finalement je ré-ouvre en penser,

à partir de la fin;

défilement à l’envers,

image après image,

avec toute la force de ma volonté.

La chaleur monte dans mes jambes

par l'intensité de l'effort.

Cela commence avec «l'obus (...) sur le marché de Sarajevo».

Honte d’Annie

et fêlure de tous ceux qu’elle appelle à témoin ...

Elle a pour noms:

Hypocrisie

Mensonge

Mesquinerie

Dogmes

Rituels vides de sens

Violence déguisée

        Violence non déguisée

        Homme qui veut tuer celle qu'il aime

        Femme qui harcèle celui qu'elle aime

        Homme et femme qui trahissent leur fille

        Institutions qui trahissent les enfants

Faux-semblants

Religion qui enchaîne

Pèlerinage touristique

Prière égoïste

Convivialité d’araignée

Carnaval des animaux

Femmes et hommes carnivores

        Société inhumaine

A la barre, je convoque

tous les humains de la terre et d’ailleurs

à s’asseoir sur “Les chaises” de Ionesco,

pour témoigner de cette honte

de 1952 et d'aujourd'hui.

Avec Annie, j'ai honte

pour cette humanité crucifiée

dont je fais partie,

des deux côtés de la barre.


Tout cela, je le malaxe ...

consciencieusement ...

un morceau de notre humanité décadente,

un disque sombre,

fruit du sang et de la sueur des femmes et des hommes,

et je le moule en hostie circulaire,

lourde du mystère de l'humanité

qui cherche une issue à sa pesanteur

et à sa honte.


Et je me souviens...

    d'elle, elle, Elle,

    elles ...

Et tel un oiseau de mer repliant ses ailes ...


Je plonge mon regard dans les yeux 

    de celle qui m’a montré ce livre-hostie,

Je plonge mon regard dans les yeux 

    de celle qui m’accompagne sur le Chemin,

Je plonge mon regard dans les yeux

    de Celle qui me guide depuis que mon fils m'a questionné,

vestales et Muse immenses qui me regardent de leurs yeux douloureux ...


Appel au plus profond de moi-même


De ma tête, la clarté des mots d'Annie ...

De mon coeur, la chaleur de la honte transmutée en compassion ...

De mes membres, le feu de la volonté ... de vie


Je plonge la lourde hostie-monde

dans ma propre blessure,

reliant ma fêlure à celle du monde,

ma souffrance à celle des autres,

témoignant avec A. et son livre-confession

que relier a encore un sens, 

par delà les religions qui nous ont trahi(e)s

    nous trahissent

    et continueront de nous trahir,

    telles des poupées Vaudou.


J'attends ...

    ... là ...

    ... dans cette souffrance inimaginable ...

j'attends,

je deviens hostie,

je m'offre totalement,

conscient de ma propre faiblesse,

honteux de ma finitude égoïste 

et de mon infini égoïsme.

Guidé par Elles,

    je me donne à Celui qui vient,

        afin que je devienne 'Je suis' ... libéré du genre ...


...

...

...

Du tréfonds de ma blessure,

du coeur de ma souffrance,

une douce chaleur surgit,

accompagnée d'un rayonnement qui fait fondre les ténèbres.


Jaillissement des larmes

Fontaine qui guérit

Lumière

Joie

Force

Amour


Gratitude


Jean Dussygne


«La croix du Golgotha ne peut pas nous libérer du mal, 

si elle n'est pas d'abord dressée en toi et moi.» ("Le voyageur chérubinique"  de Angelus Silesius)

Francesca Woodman

photographer


April 3 1958 - January 1981


A journey through 9 images


I am going to place myself before these 9 images, one by one.  I know I will feel my own urges, inclinations and associations, but I am going to try to place myself before them empty, let the image speak, perhaps Francesca will speak in me, perhaps a universal message is written here in invisible ink, perhaps it will appear though my investigation.    As the image is absorbed into my consciousness, I will become aware of the words appearing by my side arriving instantaneously like shooting stars, offered to me, each one exquisitely precise.  Then I will decide on one word or short phrase to refer to the 'essence' of each picture.


Photograph 1:  House #




The house is stripped of inhabitants, of furnishing, of home, of its life. The chimney is bricked up.  The house is emptied, sparsely adorned by detritus, the meaningless leftovers and products of its erosion and wearing away falling into fragments loosely placed before our eyes.


The female figure is not central to the composition despite the fact that we can make her out roughly in the centre of the picture, awkwardly flattened against the wall, sometimes blending with the peeling walls  and sometimes distinct from it, neither above nor below the window.  Her image is highlighted and blurred in the diffused dazzle of strong white window-light, her torso winged and veiled by the slow movement of long exposure, she is not taking up three dimensional space other than an anchoring of one leg and a foot whose shadow belongs to the floor.  The style of the stocking and shoe are reminiscent of the 1920s or 30s, a time when a move towards emancipation of women seemed at last possible.  Her face shows itself, fully intense but not entirely distinct, not quite sullen, not quite reproachful, the look of an early photograph, where the only important thing was to hold still and not to smile, now faded, like a glimpse of a moment of a life trapped in time, a life no longer, a feeling old and bygone, a haunting, a ghost, a woman's form struggling to 'be' in the worn-away house.


Ghost in the detritus


Sunday, January 17, 2021

Aventure au pays de Francesca Woodman - n°1


J'ai récemment découvert l'univers fascinant de Francesca Woodman.

En entrant dans ce monde je pénètre dans un paysage qui m’est totalement inconnu ou que j’avais évité  instinctivement (car il m’est instinctivement inconfortable). 

Du fait de mon peu de relation à ce type d’art, je peux l’aborder de façon naïve et innocente en étant attentif à ne pas laisser les réactions instinctives m’influencer.


1ère partie du voyage …

Commençons.

Je me place face aux 9 photos que m'a envoyées une amie, l’une après l’autre, puis je reviens à la première.








Tout d’abord apparaît en moi un sentiment d’inconfort et de mélancolie profonde, de souvenir mélancolique. Si je contemple plus longtemps les photos, une souffrance diffuse monte en moi, d'abord au niveau de la région du coeur puis elle s'étale vers le ventre. Telle une montée de brouillard le soir dans les montagnes, je sens cette souffrance suivre ma propre ligne de brisure, celle-ci se trouvant soudain connectée à celle de Francesca. Je sens que cette souffrance n'est pas juste la mienne, elle est d'abord celle de Francesca avec laquelle je peux me connecter à travers ce qui est universel en nous: la ligne de brisure consciemment ressentie. Il me semble que c'est par là que la compassion et l'empathie se déroulent.


L’utilisation du noir et blanc renforce ces sentiments: aucune couleur ne vient troubler la mélancolie ambiante.


A partir des trois sentiments (mélancolie, souffrance, souvenir) perçus, je tente une première formulation pensée de l’essence du message de la photographe. Je le dirais ainsi: «je me souviens que je suis étrangère à ce monde», «je me rappelle que je ne suis pas de ce monde» et cela me fait souffrir.


Comment Francesca nous montre-t-elle que ce monde ne lui correspond pas? Pour cela elle utilise son propre corps comme support de preuve, par différents moyens, en variant méthodiquement sur les axes suivants (non exhaustifs). En prenant comme référence les 9 photos qui m'ont été envoyées (et l'analyse peut être menée sur les autres photos de Francesca de la même manière), je trouve:

  • différence de texture entre le monde extérieur et son corps: minéral/ rugueux/ coupant face à une peau et un corps lisse/doux/fragile … presque evanescent (9/9)
  • le miroir/fenêtre comme frontière vers autre part  (8/9)
  • l’organe sexuel féminin comme accès à un mystère, érotisme du corps féminin
    (7 sur les 9 photos que tu m’as envoyées … et les 2 restantes, dans ce contexte, contiennent également cet élément à l’état latent) 
  • expression inaccessible des visages (miroirs de l’âme) (9/9)
  • jeu entre le net et le flou, donnant une impression de réminiscence (7/9 … et les 2 restantes, dans ce contexte, contiennent également cet élément à l’état latent)
  • utilisation de la photo noire & blanc, donnant une impression de souvenir, de passé (9/9)


Dans cet univers où je me sens étranger, je suis irrésistiblement attiré, happé par tout ce qui pourrait ressembler à une sortie: le miroir, la fenêtre, la porte, les yeux ou le rideau plissé qui sont omniprésents dans les photos de Francesca. A chaque fois, il y a, ou bien une ouverture, ou bien une absence totale d’ouverture (un mur uni par exemple), qui sous-entend en polarité l’existence de l’ouverture en tant que potentiel. Le thème de la sortie, de l’échappée est toujours là sous une forme ou une autre.

J’ai envie de crier: «Au secours. Où est la sortie?» … et justement, une sortie potentielle surgit à l’intérieur de moi par l’architecture de la photo. Cette sortie n’est jamais évidente extérieurement, elle est toujours sous-entendue, pointée du doigt, mystérieuse. Ce qui est important, ce n’est pas l’objet lui-même qui la désigne (le miroir, la fenêtre, …, le mur, …) mais le symbole auquel il fait référence et que mon âme, elle, interprète instantanément.

C’est comme une phrase cryptée très précise que Francesca a codé dans toutes ses photos. La forme certes varie mais le contenu du message persiste et insiste, sur différents modes! Là est la force de son oeuvre! Aucune dispersion, un seul message! …  qui est en réalité une question!

Mon âme comprend cette phrase immédiatement, inconsciemment et elle surgit sous forme de sentiments (souffrance, mélancolie) et de désirs (envie de fuir, de s’échapper). Elle dit:

«Je me souviens que je ne suis pas de ce monde»

… et assez vite après, «Comment puis-je retrouver le monde d’où je viens et auquel j'aspire?»



La plupart des gens s’arrêtent ici, appréciant l’esthétique de la question et la façon dont elle est posée, se sentant émues ou bouleversées à l’intérieur d’elles/eux-même. Elles/ils pourront même être inspirées … mais l’inconfort persiste … comme si la question n’était formulée qu’à moitié … comme si la 2e moitié de la question se tenait justement derrière le miroir … inaccessible à  la conscience ordinaire. Même Francesca ne  semble pas l'avoir consciemment atteinte à partir de ce côté-ci du miroir … laissant les humains face à eux-mêmes, avec une question brûlante, à demi posée, imprimée avec toute la force de sa jeunesse sur 900 photos … 

Pouvons-nous atteindre la 2e moitié de la question, en restant bien ancré de ce côté-ci du miroir, sans suivre l'exemple tragique de Francesca? N’est-ce pas ce qu’elle nous invite à faire en réalité ?


Nous explorerons cette question dans notre prochaine aventure


Jean Dussygne